Les Centres de développement chorégraphique nationaux ont porté depuis plusieurs années un projet d'artiste associé·e visant à accueillir pour trois années un·e chorégraphe. L'enjeu est de lui offrir des moyens de production et de développement de son propre travail et de l'associer aux activités du CDCN.
Depuis février 2024, c'est au tour d'Hélène Iratchet d'être artiste associée de La Place de la Danse.
Hélène Iratchet, artiste associée de La Place de la Danse de 2024 à 2026
Formée à Extensions, danseuse et interprète auprès de nombreux chorégraphes (Gisèle Vienne, Christian Rizzo, Julie Desprairies, Xavier Leroy…), Hélène Iratchet joue également dans des performances et films d'artistes (Ulla von Brandenburg, Pauline Curnier Jardin). Elle a créé une dizaine de pièces, dont l'humour dérape autant qu'il décape, depuis En privé à Babylone et Jack in the box, jusqu'à Mon Club de Plongée, et en 2023, Les Délivrés.
Les rendez-vous avec Hélène Iratchet cette saison :
> Jack in the box, le 28 janvier 2025
> Croquette, les 18 et 19 mars 2025
> Mon Club de Plongée dans le cadre de Danses en territoires, les 8, 20 et 22 mars 2025
> Abécédaire de l'abstraction, les 13 et 14 juin 2025
J'aimerais savoir à quel moment la danse apparaît dans ton parcours ?
J'ai grandi à Tarbes dans les Hautes-Pyrénées jusqu'à 18 ans, en pratiquant un peu la danse et l'athlétisme dans le cadre scolaire. En arrivant à Toulouse pour commencer des études de lettres à l'Université du Mirail, il se trouve que la meilleure amie de mon voisin danse au Conservatoire et m'amène voir mon premier spectacle. Je vois Rosas danst rosas d'Anne Teresa De Keersmaeker au théâtre Garonne, on est en 1996. C'est un choc, à la fois esthétique et émotionnel, je me souviens d'une sensation physique très forte. À partir de là je veux faire exactement ce que je viens de voir.
Comment t'engages-tu dans la pratique ?
Je prends d'abord quelques cours avec Christine Gaudichon, qui enseigne par ailleurs au Conservatoire. Je prends aussi des cours à l'Espace Saint-Cyprien et c'est jouissif et heureux, j'adore. J'y trouve une relation forte à la musique, au rythme, qui est pour moi directement en lien avec le travail de Keersmaeker qui m'a tant marquée. J'intègre le Conservatoire en auditrice libre l'année suivante, où je me frotte à la danse classique, au modern jazz. Je sens à ce moment-là que mon corps n'a pas grandi en étant structuré par la danse, que je ne suis pas placée, synchronisée. Cette année au Conservatoire n'est pas évidente mais très formatrice. Je pars ensuite à New-York trois mois, au studio Merce Cunningham, pour apprendre davantage techniquement.
Tu y découvres la technique Cunningham ? Comment se passe cette rencontre ?
Je la découvre et c'est génial. Commencer par une barre, le fait qu'un professeur chaque jour différent transmette la technique à sa façon... C'est être plongée à la fois dans la répétition et la variation. J'apprends qu'avec un même exercice, en mettant l'accent sur tel ou tel aspect du corps, l'apprentissage est infini. Une courbe du haut du dos, des triplettes ou un demi-plié, en les répétant chaque jour et en mettant l'accent sur une direction particulière, cela ouvre à un travail avec le corps qui est passionnant parce qu'infini.
Que se passe-t-il ensuite, au retour ?
Je pars à Montpellier parce qu'il y a là-bas le Centre chorégraphique national dirigé par Mathilde Monnier et la formation exerce. Il y a des cours quotidiens le matin, j'y vais pour continuer à me former. J'y rencontre Rémy Hériter, Maud Le Pladec, Arantxa Martinez, cette génération est en formation à ce moment-là. J'y apprends d'autres techniques, il y a une grande émulation avec les danseur·euse·s qui travaillent avec Mathilde Monnier et enseignent, comme Rita Cioffi, Thierry Bäé, Lluis Ayet, qui ont aussi travaillé avec Josef Nadj, Bernardo Montet, Catherine Diverrès. J'y travaille une physicalité, un travail du centre et de son déplacement, un travail de sol hypertonique. C'est un autre apprentissage, qui continue à former mon corps. En 2000, j'intègre ensuite la première promotion de la formation Extensions ici au CDCN de Toulouse.
Est-ce que tu commences aussi à chorégraphier à ce moment-là ?
Tout arrive au même moment. J'adore cette histoire : Roxane Huilmand, danseuse de la compagnie Rosas de Anne-Teresa de Keersmaeker vient au conservatoire de Toulouse justement pour remonter Rosas danst rosas. Comme les élèves sont nombreuses, Christine Gaudichon me propose de chorégraphier une pièce pour un groupe d'élèves, qui jouera en première partie de la représentation. Je me lance sans trop y réfléchir. Cette pièce s'appelle Danse habitable, elle dure vingt minutes. L'année suivante, Annie Bozzini qui est alors directrice du CDCN de Toulouse me propose de créer une pièce pour la première partie du spectacle de fin d'année des danseur·euse·s en formation. Je crée avec Rachel Garcia un duo qui s'appelle Prestissimo. Ce jour-là, dans la salle, se trouve Étienne Bideau-Rey, collaborateur de Gisèle Vienne, qui cherchait quelqu'un pour danser dans Showroomdummies, leur deuxième création chorégraphique cosignée. J'ai commencé à être interprète dans cette pièce puis la suivante, Stéréotypie. Depuis, j'ai été interprète et chorégraphe, alternativement, selon les périodes. Depuis quatre ans je me concentre exclusivement sur la chorégraphie.
Où en es-tu dans ces années-là dans ton rapport à la danse ?
Si on reprend le fil, mes premières amours sont la danse pleine d'élans chorégraphiée par Keersmaeker et je travaille avec Gisèle Vienne, qui est à l'autre bout du spectre en termes de mouvement, étant marionnettiste de formation. Je quitte sa compagnie, je cherche du travail et j'auditionne pour Christian Rizzo. Je suis interprète dans soit le puits était profond, soit ils tombaient très lentement, car ils eurent le temps de regarder tout autour. Entre 2001 et 2005, je suis donc interprète pour des chorégraphes qui ont un travail très plastique, je suis à un autre endroit que la danse qui m'avait attirée au départ. En 2005, j'intègre alors l'école du Fresnoy. J'adore le cinéma, et comme je n'ai pas fait de grande école de danse je me dis que je vais faire une grande école d'art contemporain un peu prestigieuse. La première année j'y réalise un court métrage, puis un spectacle la deuxième année.
Comment ce passage par l'image et le cinéma nourrit ton travail ?
Je plonge dans ce que j'adore, le cinéma, et je goûte au travail plastique d'installation, de sculpture. Je teste le rapport à l'image, à d'autres mediums et techniques que j'aime beaucoup : composer les plans, les cadrages, le montage. C'est la possibilité de recréer un monde complet en manipulant de la matière. Pendant deux ans je prends du plaisir, mais l'année suivante je me trouve en résidence au Vivat à Armentières, en studio, sans technique, sans accessoire, sans rien, et j'adore. En me retrouvant juste avec mon corps à expérimenter, je me rends compte que je trouve très précieux cet archaïsme du spectacle vivant : un corps dans un espace, qui occupe une durée et qui invite d'autres présences à partager ce qu'il se passe. Je trouve ce dispositif vital, parce qu'il permet de faire assemblée. Il est quand même très rare de faire une pause pour regarder d'autres individus pendant une ou plusieurs heures, sans rien faire d'autre.
Ces questions de mobilisation de l'attention sont présentes, il me semble, dans tes dernières pièces, je pense à Les Délivrés en particulier, un trio qui aborde le sujet de la consommation uberisée au sein de relations familiales.
Je ne suis pas spécialiste de l'économie de l'attention, mais on sait bien que l'attention est une donnée marchandisable, qu'il y a des enjeux forts dans sa captation. Puisque tu évoques la pièce de 2023 Les Délivrés, le point de départ est cette réflexion qu'être artiste et chorégraphe c'est être un·e citoyen·ne consommateur·rice prise comme les autres dans le capitalisme. Fabriquer un spectacle c'est consommer, se déplacer, dépenser de l'énergie en lumière, en transport, c'est acheter des costumes, des accessoires, c'est consommer. Dans nos dénonciations, dans nos recherches d'épure artistique, dans notre désir et celui du public d'un art qui propose une émancipation des environnements contraignants, nous sommes en fait rattrapé·e·s immédiatement par le monde matériel, nous vivons dans le made in China, nous sommes éclaboussé·e·s par Amazon, etc. Dans cette pièce, je pousse la contradiction des attitudes et des désirs pour traiter cet aspect avec humour, avec ces deux personnages de la mère interprétée par Tamar Shelef et de la fille que j'interprète moi-même, qui sont accros aux plateformes de commerce et commandent des objets en permanence. Toutes deux dansent une chorégraphie inspirée de William Forsythe tandis que les éléments de la pièce sont délivrés par une cohorte de livreurs Uber, égratignant la noblesse de l'œuvre chorégraphique par la trivialité toxique de la consommation. Forsythe, d'ailleurs, dans ses leçons courtes, explique comment le·a spectateur·rice s'ennuie au bout d'un moment quand iel reconnaît des motifs. Il faut trouver la variation dans l'écriture, créer de l'incident, de la surprise, manipuler des signes et du rythme, pour maintenir un intérêt. Il est à mes yeux respectueux envers les spectateur.rice·s de se questionner ensemble sur nos contradictions et de partager la mise à nue d'un processus de création bien loin du sacré.
L'humour est aussi une matière importante dans ta façon de composer.
Je suis retombée récemment sur cette formule : « l'humour est la politesse du désespoir ». Je l'aime bien parce que bien sûr que c'est désespérant, nous sommes tous.tes captif.ves de ce système dont on utilise les outils, les infrastructures, nous sommes pris·e·s en plein dans le piège. Dans ce système, mettre des corps sur un plateau c'est prendre la parole, on choisit les corps en question, comment ils sont habillés, quelle musique : tout fait signe. Il n'y a pas de hasard puisque l'on peut choisir tous ces paramètres. C'est précisément le travail de l'artiste, sélectionner comment prendre la parole, avec quels outils, instruments et matériaux. Il ne peut pas y avoir de naïveté, d'impensé, même s'il est bien sûr très difficile d'arriver à conscientiser, justifier et assumer tous ses choix sans recourir au mensonge. J'emmène les spectateur·rice·s à cet endroit où l'ambiguïté nous rend fragiles.
En termes de processus, comment aimes-tu travailler ?
Je constate que jusqu'à maintenant j'ai travaillé de manière assez empirique, en écrivant directement au plateau. J'amenais des éléments avec lesquels je voulais travailler, sans avoir de trame narrative très écrite. Mais cela est justement en train de changer. En ce moment je prépare Croquette, une pièce pour le jeune public, co-écrite avec Mathieu Montanier qui est comédien. Nous écrivons toute la trame narrative et j'ai déjà conçu la scénographie avec mes collaborateur·ice·s Fabien Barbot et l'artiste Vidya Gastaldon. J'ai besoin de travailler différemment afin que les objets soient prêts à temps, pour ensuite travailler la matière chorégraphique, les danses et les chansons à l'intérieur de ce cadre, avec ces éléments, objets, espaces spécifiques. J'ai découvert, depuis mes pièces Sketches, Les délivrés et Mon club de plongée que mon travail a une dimension fictionnelle et théâtrale importante, sous l'influence de Luis Buñuel, Copi ou Mikka Rotenberg, et cela me demande de baliser les choses différemment.
Comment la danse se glisse ensuite dans une narration posée, construite en amont ?
Je joue avec différents registres. Dans Les Délivrés par exemple, plusieurs danses composent avec la fiction de l'histoire de la mère, de la fille et du livreur : la danse des années 80, la danse parodie de Forsythe, la danse Bollywood. Elles se créent entièrement dans les échanges avec les interprètes, cette dernière en l'occurrence parce que Julien Ferranti qui est le livreur dans la pièce, connaît très bien le style Bollywood. Les danseur·euse·s sont tellement riches de techniques, de sensibilités et de savoirs qu'iels sont une ressource immense avec laquelle travailler. Dans Croquette ce sera la même chose, c'est un duo où Louna Delbouys-Roy et moi allons être la matière première. Je vais faire de la pâtisserie et parler d'alimentation parce que ce sujet me préoccupe sincèrement. Nous co-écrivons les chansons toutes les deux, et l'on cherche le langage musical et vocal de Louna qui va incarner un être hybride entre un chat et un coussin de fauteuil. Ce rapport avec les interprètes est important, j'ai envie qu'il y ait la place pour que chacun.e puisse explorer, je dirais même exploiter ses propres talents. Je trouve qu'on le voit lorsque les danseur·euse·s prennent du plaisir à être sur scène, c'est primordial à mes yeux dans le travail avec elleux.
Est-ce que le passage par la fiction permet justement de déployer autant de possibles, de palette de jeu avec les interprètes ?
C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour l'instant ! Mais il est possible aussi de s'épanouir dans une écriture plus abstraite, sans besoin de cadre narratif, concentrée sur un travail de composition. Ce type d'écriture m'attire et je pense m'y lancer plus tard. Peut-être pour assouvir mon désir premier de mouvements, d'élans. Peut-être que ces pièces théâtrales et narratives qui m'occupent ces temps-ci vont constituer un cycle qui en amènera un autre, porteur d'enjeux différents. Cette nuit, j'ai d'ailleurs rêvé que je travaillais avec Dominique Bagouet. Je n'arrivais pas à faire la chorégraphie demandée, nous étions de nombreux·euses danseur·euse·s, j'essayais, je dansais du Cunningham et ça m'a renvoyé à cette évidence : il est vraiment complexe, laborieux d'écrire la danse.
Qu'est-ce que cela signifie pour toi d'être artiste associée au CDCN Toulouse Occitanie ?
C'est une joie d'être associée à ce lieu qui a été comme une seconde maison quand j'ai commencé à danser ! Je suis particulièrement heureuse d'y revenir pour trois années, pour poursuivre mon travail et inventer, partager avec toute cette équipe. Avec elle je vais travailler sur un territoire donné, dans un maillage, un réseau spécifique. En dialogue avec Rostan Chentouf je souhaite « offrir » mon regard, ma sensibilité, les mêler aux savoir-faire, aux expériences de cette équipe. Cette association arrive je crois parce que l'on pense les un·e·s et les autres que la danse a une capacité d'action, de transformation, elle est porteuse de sens. L'art chorégraphique de par son hétérogénéité, la multiplicité de ses formes, génère de la pensée, des voies d'affranchissement. Elle décloisonne, bouscule, rassemble en même temps. Nous allons œuvrer ensemble et faire corps !
Propos recueillis par Marie Pons* – avril 2024 – Figeac-Toulouse
*Marie Pons est autrice, critique et chercheuse en danse, active dans le milieu du spectacle vivant.
Julie Nioche, artiste associée de 2019 à 2023
Julie Nioche est danseuse et chorégraphe. Diplômée du CNSMD – Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris en 1996, elle a travaillé comme interprète auprès d'Odile Duboc, Hervé Robbe, Meg Stuart, Alain Michard, Catherine Contour, Emmanuelle Huynh, Alain Buffard, Jennifer Lacey. De 1996 à 2007, elle codirige l'association Fin novembre avec Rachid Ouramdane au sein de laquelle elle participe à des projets communs et initie les siens propres. En 2007 elle crée A.I.M.E. – Association d'Individus en Mouvements Engagés avec une équipe de chercheurs-enseignants, acteurs du monde associatif et praticiens du corps. L'association a pour objet la création des œuvres de la chorégraphe et le développement d'un « art citoyen » consistant à diffuser la danse et les savoirs liés à cette pratique, notamment les pratiques somatiques, dans la société. Julie Nioche est une artiste qui se situe au carrefour de plusieurs champs d'exploration, celui de la création contemporaine, du monde du soin et de la recherche. Elle questionne les territoires de la danse et le transfert de ses savoir-faire dans d'autres contextes. Elle travaille la danse comme un lieu de recherche pour rendre visible sa sensibilité et son imaginaire. Chaque création est un projet d'expérimentation, qui porte une attention particulière au processus, au chemin menant à la réalisation. Les pièces sont des questions posées offrant l'espace du débat et de l'échange. La danse comme lieu de rencontre.
Noé Soulier, artiste associé de 2016 à 2019
Le travail de Noé Soulier explore la chorégraphie et la danse à travers des dispositifs multiples incluant la scène, l'espace du musée et la réflexion théorique. Il développe ainsi une pratique à la fois conceptuelle et profondément ancrée dans le mouvement.
Ses pièces chorégraphiques Faits et Gestes (2016), Les Vagues (2018) ou First Memory (2022) tentent d'activer la mémoire corporelle des spectateur·ices grâce à des mouvements qui visent des objets ou des évènements absents, et suggèrent ainsi plus qu'ils ne montrent. Le film Fragments (2022) poursuit cette recherche sur la dimension fragmentaire de l'expérience du corps en la confrontant au cadre de la caméra.
L'exposition chorégraphiée Performing Art (2017), créée au Centre Pompidou puis au MUCEM, renverse la position habituelle de la danse dans le musée en déplaçant l'exposition sur scène, transformant les accrocheurs en performeurs et l'installation des collections en chorégraphie. Dans des projets comme le livre Actions, mouvements et gestes (2016) et la performance Mouvement sur Mouvement (2013), il analyse différentes manières de concevoir le mouvement qui visent à démultiplier l'expérience du corps.
Né à Paris en 1987, Noé Soulier a étudié la danse au CNSMD de Paris, à l'École Nationale de Ballet du Canada ainsi qu'à P.A.R.T.S. Il a également obtenu un master en philosophie à l'Université de la Sorbonne (Paris IV) et participé au programme de résidence du Palais de Tokyo, Le Pavillon. En 2010, il est lauréat du premier prix du concours Danse Élargie, organisé par le Théâtre de la Ville et le Musée de la Danse.
Depuis juillet 2020, il dirige le Cndc – Angers (Centre national de danse contemporaine), une institution unique dans le champ chorégraphique qui réunit un centre de création chorégraphique, une école supérieure de danse contemporaine et une programmation danse.